C’est en septembre 1999, qu’Anne-Marie Berni et Claude Larnac participaient à une émission radio, sur les signes des Compagnons visibles au pont du Gard, à la suite de laquelle ils écrivirent un article dans le bulletin n° 37 du CIDS. C’est de cet article que sont extraits de nombreux passages reproduits ci-après. Il existe de bons ouvrages sur ce sujet dont celui de Jean-Claude Bessac et de J.-L. Van Belle1, aussi préférons-nous nous interroger, à partir de quelques-unes de leur gravures compagnonniques, sur la philosophie de ces œuvriers qui, depuis le début du dix-septième siècle, maîtrisent l’art d’associer le geste à la pensée.
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Au travers des marques des compagnons, dont la plus ancienne gravée au pont du Gard daterait de 1631, il ne faut pas seulement voir des représentations d’outils ou des inscriptions sommaires, mais le passage d’hommes qui ont laissé des chefs-d’œuvre que nous pouvons admirer et des précurseurs des lois sociales dont nous profitons aujourd’hui.
Bien que toutes les marques laissées au pont du Gard ne soient pas en rapport avec la réhabilitation du monument, elles nous invitent à mieux comprendre dans quel esprit et dans quelles conditions ces centaines d’ouvriers courageux et compétents, dont certains ont perdu la vie dans l’exercice de leur fonction, ont travaillé pour l’amour de « la belle œuvre ». Parmi eux, combien de tailleurs de pierre, de forgerons, de maréchaux-ferrants, sachant allier le geste à l’esprit, ont apporté leur savoir et leur art.
Un outil n’est pas seulement un instrument, il évoque aussi un symbole, un emblème. Agricol Perdiguier, J.-L. Van Belle, Jean-Claude Bessac, pour n’en citer que quelques-uns, l’ont admirablement montré, aussi invitons-nous le visiteur à ne pas passer trop vite devant de petits chefs-d’oeuvre anonymes, dont la simplicité n’exclut pas l’expression. Nous commençons la visite :
Venant du bâtiment de la rive gauche, la première marque devant laquelle nous nous arrêterons se trouve sur le septième bloc du parapet, à partir du début. Nous pouvons lire
TRAINEAU GUY
VENDEEN
C . . . S . . . D . . . D . . . U . . .
1989
Cette inscription récente confirme que le compagnonnage existe toujours et que la tradition qui consiste à signaler son passage se maintient. Il y a aujourd’hui plus de 20 000 compagnons en France, qui reçoivent une formation d’une grande qualité2. Le scripteur écrit ici son prénom et son patronyme, ce qui est rare et nouveau en fait, car le compagnonnage constituait des groupements d’initiés, qui se donnaient une autre identité que celle qui figure dans leur état civil. Les raisons de ce changement d’identité étaient variées : ils pouvaient être reconnus par les patrons avec lesquels les relations étaient souvent conflictuelles, par la police avec laquelle ils avaient parfois des démêlées. De plus, ils ne formaient pas une association unique, ils se regroupaient, en fonction de leur appartenance religieuse ou de leurs idées politiques, dans des mouvements appelés «devoirs». Les rixes qui, périodiquement éclataient entre eux, avait souvent pour objectif l’élimination physique d’un mouvement concurrent sur le marché de l’emploi.
Agricol Perdiguier, auquel nous réservons une place privilégiée, relate souvent ces querelles qu’il parvient à limiter. Un compagnon, grâce à l’anonymat, peut tenter d’échapper aux poursuites, tout en étant protégé par la forte solidarité de ses confrères. Il nous apprend entre autre, que des compagnons nîmois, emprisonnés en 1827 pour grèves, bénéficient d’une souscription lancée par leur devoir.
Guy Traineau est Vendéen, originaire comme beaucoup, des bords de la Loire. Sous VENDEEN, des initiales séparées par des points situés aux sommets de quatre triangles équilatéraux ; elles signifient Compagnon Serrurier Du Devoir Uni et indiquent à la fois le corps de métier ainsi que la société compagnonnique le « Devoir Uni » à laquelle il appartient – société dont l’origine remonte au XIX e siècle. L’appartenance à cette société se lit par la disposition des points.
La deuxième marque que nous cherchons est accessible en amont du pont. Il faut gravir la colline en empruntant les montées d’escaliers, en rive gauche. L’inscription : « FOUCHE DIT LA VERTU DE SAINTE » se trouve sur une corniche en doucine entre le pilier et l’arche, au troisième niveau de l’ouvrage. C’est un exemple rare d’identité à la fois civile et compagnonnique. Il ajoute l’équerre et le compas croisés, entourés de lettres CPTDP, « Compagnon Passant Tailleur De Pierre ». Fouché appartient à ce devoir.
Selon la légende, trois pères fondateurs seraient à l’origine du compagnonnage : Salomon, maître Jacques et le père Soubise. Tous les compagnons sont leurs enfants, qui suivent une initiation, comme les disciples du Christ. De nos jours il existe trois sociétés compagnonniques.
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Le Tour de France appartient à un rituel initiatique. Il permet d’accroître le savoir-faire, d’éprouver la force de caractère et les qualités morales. L’ouvrier qui accomplit son tour de France est muni d’un passeport compagnonnique, « l’affaire » ou « carré » qu’il remet au responsable de la société qui le reçoit.
Sur le bloc suivant qui est le sixième, une escoude a été gravée. L’escoude est une sorte de marteau taillant qu’on emploie pour extraire ou pour tailler la pierre.
Escoude (pic de carrier)
Des fers à cheval, à mulets, plus arrondis. Léo Bourne, membre de l’association, ancien maréchal-ferrant à l’armée, nous a appris à distinguer le fer d’un mulet de celui d’un cheval ; le premier est de forme moins arrondie que le second. Il nous a appris aussi à distinguer le
Fer à cheval (jambe postérieure)- Signe compagnonnique
fer des membres antérieurs de ceux des membres postérieurs, les fers des membres droits, des fers des membres gauches. Il y a moins d’estampes sur la branche intérieure que sur la branche extérieure et la branche intérieure est plus mince que la branche extérieure (les estampes sont les trous percés dans le fer). Il n’y a pas d’estampe à l’avant du fer, l’avant du sabot étant protégé par un pinson rabattu qui s’incruste dans la corne. Certains fers possèdent un appendice, il s’agit de fers orthopédiques, l’appendice servant à corriger une déformation.
L’observation de plusieurs marques des maréchaux-ferrants fait apparaître la fréquente absence d’écriture pour ce corps de métier, les spécialistes dont J.-L. Van Belle, émettent l’hypothèse de l’illettrisme pour la justifier. Quelques-unes des marques ont une orthographe qui étonne : « tourangeau » ou « « tourango ». Agricol Perdigé signe « avignonais » au lieu d’avignonnais, sa famille n’accordait pas une grande importance à l’école qui, à son époque n’était ni gratuite, ni obligatoire. « Néanmoins, écrit-il, nous mîmes tous un peu les pieds dans l’école du village ; les filles envoyées par la mère, les garçons par le père. Le tarif des mois était de 1 franc pour les enfants qui apprenaient seulement à lire, de 1,50 franc pour ceux qui menaient de front la lecture et l’écriture, […], nous parlions patois, non seulement dans les rues, dans nos maisons, mais encore dans l’école, nous ne savions que cela, nous n’osions faire entendre que cela, et les maîtres n’exigeaient pas davantage. Dans nos lectures, nous pouvions dire sapeau pour chapeau, céval pour cheval, zé pour je ; nos instituteurs ne nous reprenaient pas pour si peu, « Et plus loin « J’étais à peine allé 2 ou 3 ans à l’école, je savais lire, écrire, calculer, mais d’une manière fort incomplète ».
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Il est actuellement impossible d’accéder au troisième niveau du pont et d’admirer cette 
belle gravure du boulanger : la pelle pour enfourner le pain, le tire-braise et la balance type romaine avec ses plateaux. Ce métier doit son nom aux boules de pains qu’il façonnait.
Une autre belle gravure, sans doute unique au pont du Gard, représente une canne à pommeau entourée de rubans. Les rubans des menuisiers et des serruriers étaient blancs et bleus, ceux des tailleurs de pierre étaient rouges, jaunes, violets, variés en couleur et fleuris. Ils étaient attachés au chapeau , à l’épaule ou sur la poitrine les jours de fête, puis rangés dans un étui cylindrique.
