Le Gardon et l’aqueduc de Nîmes
Le samedi 7 septembre 2002, j’accompagnais un groupe d’une quinzaine de visiteurs autour du pont du Gard. Le matin, nous fîmes le tour du monument et observâmes des détails d’architecture mis en valeur par le soleil ; des signes compagnonniques, des inscriptions, surtout les arches. Ce sont les arches qui font l’originalité de ce monument. Réparties sur trois niveaux et calculées à l’unité, elles confèrent à l’ouvrage une résistance suffisante pour qu’il ne cède ni aux vents et ni aux crues sans compromettre sa solidité. Le résultat est surprenant, ce pont a deux mille ans.
L’attention de quelques membres du groupe fut attirée soudain par des galets du Gardon qui recouvraient les rangées de claveaux saillants en haut des deux arches extrêmes du premier niveau. La présence de ces galets gisant à sept ou huit mètres au-dessus des berges, à plus de cinquante mètres de la rivière surprend et apparaît comme un défi aux lois de la pesanteur. Il s’agit simplement de galets transportés par la dernière gardonnade[1], celle du 30 septembre 1958, abandonnés lors de sa décrue. Voilà qui incite à la prudence. Les ingénieurs romains en ont tenu compte ; la construction du pont fera intervenir le caractère torrentiel de la rivière.
À midi, nous pique-niquions à l’emplacement de l’ancienne pépinière des Eaux et Forêts située à deux cents mètres, en amont du pont, sur la rive gauche du Gardon. Le cadre est merveilleux, identique à lui-même depuis toujours, à mon avis. Il surplombe la rivière de 5 ou 6 mètres, un Gardon de septembre, paisible, sans courant, large d’une quinzaine de mètres et peu profond ; on le traverse aisément, l’eau ne dépassant pas les genoux. S‘engagea alors une conversation sur un communiqué de Météo France qui prévoyait un épisode méditerranéen pour la nuit suivante et le lendemain. C’était à peine croyable, et l’on notait que la Météo se trompe quelquefois.
Qui aurait imaginé ce jour-là que le surlendemain, 9 septembre, tout serait changé ? À la suite de fortes pluies qui se sont abattues sur les Cévennes dans la nuit qui a suivi, la rivière a tant et si bien grossi qu’elle a envahi la vallée sur toute sa largeur (200 mètres) et atteint un niveau d’un mètre soixante supérieur à celui de la crue de 1958, entraînant, lors de la décrue, la disparition totale de l’ancienne pépinière. Plus de limon, plus de terre. Seules des crêtes et des pointes agressives de calcaire urgonien mises à nu !
À ce témoignage, on pourrait en ajouter d’autres. Ils conduisent tous à la même problématique :
Les sources d’Eure à Uzès et la ville de Nîmes étant situées de part et d’autre du Gardon, l’aqueduc devait absolument franchir la rivière. Mais où et comment ? Une connaissance poussée du Gardon et de son bassin se révélait indispensable.
CE QU’ON SAIT SUR LE GARDON
Les documents manquent et nous ne connaissons pas les dossiers d’étude des Romains. Mais nous, que savons-nous ?
Bien des ouvrages nous renseignent :
– L’introduction À la géologie du Gard, écrit par André Bonnet et Jacque Larmat (1996),
– L’Uzège, tome1, thèse d’André Chabaud (1961).
– Le Gardon et ses gorges, coécrit pas Guilhem Fabre et Jean Pey (1997)
– les bulletins du CIDS et du cycle d’information sur le pont du Gard et sur l’aqueduc de Nîmes
Le Gardon résulte de la convergence d’une demi-douzaine de torrents cévenols, dénommés « Gardons », qui descendent sur une quarantaine de kilomètres, de Saint-Martin-de-Lansuscle, de Saint-Germain-de-Calberte, jusqu’à Ners, suivant de fortes pentes pouvant atteindre les 20%. À partir de Ners, le Gardon en résultant paresse dans une large plaine, jusqu’à Moussac : la Gardonnenque. Brutalement il se heurte à un massif calcaire qui le domine de 150 m et sans qu’on en comprenne la raison, il le traverse au fil de gorges uniques, longues de 25 km, «comme faites pour lui » au lieu de le contourner ou de former un lac. Il sort de ces gorges en amont de Remoulins où sera édifié le pont du Gard. Il s’engage ensuite dans la plaine rhodanienne jusqu’au Rhône qu’il conflue à Comps.
Un essai de réponses aux caprices du Gardon
Quand il pleut sur les Cévennes exposées aux vents méditerranéens, les Gardons se gorgent d’eau et donnent naissance à des torrents impétueux. Arrivés en Gardonnenque, c’est la plaine, leur vitesse est cassée. Ils débordent au point que les services du département ont dû, récemment, surélever des routes.
La rivière s’engage ensuite dans ses gorges, creusées dans le massif rocheux des garrigues d’Uzès. Cet accident de relief apparemment contre nature a été interprété par André Bonnet et Jacques Larmat, naturalistes gardois[2]. En résumé, quand un continent se soulève et à plus forte raison si le niveau de la mer s’abaisse, les fleuves y enfoncent leur lit à partir de l’aval vers l’amont, c’est l’érosion régressive, phénomène courant en géologie souvent cité à propos des « chutes Victoria » sur le Zambèze. Le Gardon en crue, lorsqu’il s’engouffre dans ses gorges étroites, voit monter son niveau qui peut atteindre des hauteurs énormes. Il atteignit, en 2002, la hauteur de 17 m au pont Saint-Nicolas, sur la route départementale 979, d’Uzès à Nîmes, détruisant le tablier du pont.
De telles crues dévastatrices, dites décennales ou centennales, selon leur importance, ne répondent à aucune périodicité. Elles peuvent se produire en toute saison, même en août (Cf. la crue d’août 1743 qui détruisit les matériaux d’Henri Pitot, constructeur du pont routier attenant au pont du Gard)
Tableau des crues de plus de 5 m de hauteur, répertoriées depuis le début du XXe siècle
27 septembre 1907, hauteur : 6,15 m (mesures données par A. Chabaud)
9 octobre 1907, hauteur d’eau au pont du Gard : 7,5 m
16 octobre 1907, hauteur : 6,20 m
6 décembre 1910, hauteur : 5,50 m
3 novembre 1914, hauteur : 5,70 m
25 juin 1915, hauteur : 6,35 m
20 mai 1917, hauteur : 5,50 m
28 septembre 1933, hauteur : 5,60 m
9 octobre 1933, hauteur : 5,00 m
22 janvier 1941, hauteur : 5,30 m
25 octobre 1943, hauteur : 6,30m
11 novembre 1951, hauteur : 6,1 m
7 janvier 1955, hauteur : 5,25 m
2 décembre 1955, hauteur : 5,15 m
30 septembre 1958, hauteur : 8,50 m (nos mesures)
7 septembre 2002, hauteur au pont du Gard : 10,1 m (nos mesures)
Les débits de ces crues. Loi empirique de la Balouzière
Le tableau qui suit, emprunté à la thèse d’Alfred Chabaud, et complété par nos soins, donne une valeur des débits (volumes d’eau débités par seconde) selon la hauteur des crues.
Hauteur (en m) | 2 | 3 | 4 | 5 | 6 | 7,5 | 8 | 10,1 |
Débits (m3/s) | 300 | 600 | 1000 | 1500 | 2100 | 3188 | 3600 | 5600 |
Il apparaît que ces débits exprimés en mètres cubes par seconde sont calculables à partir des hauteurs des crues exprimées en mètres. Fortuit et amusant !
Débits en m3 =50h(h+1)
Nous avons donné à cette loi originale le nom de loi empirique de la Balouzière parce qu’elle s‘applique aux débits des crues, au pied de la colline « Balouzière » sur laquelle s’appuie la culée amont du pont du Gard [Balouzière = « val d’yeuses » (chênes verts)]
Quels rapports entre l’aqueduc et le Gardon ?
Comment les Romains ont-ils abordé et résolu la problématique « Aqueduc-Gardon » ?
Étrangers au pays, ne disposant d’aucun réseau d’information, d’aucune base de données, d’aucune prévision météorologique, seuls leur sens de l’observation, leur intelligence, leur génie expliquent leur prouesse. Leurs noms sont méconnus. Les « petites mains », les maîtres d’œuvre étaient celles des esclaves ou des affranchis. La postérité ne connaîtra que les maîtres de l’ouvrage, les empereurs ou les consuls, peut-être le consul Veranius pour le pont du Gard, dont le nom est gravé en haut de la quatrième arche du deuxième niveau.
Claude Larnac
[1] Les gardonnades sont les crues du Gardon
[2] Géologie du Gard, p. 40